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L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans (Athéisme et Islam)


L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans (Athéisme et Islam)

Les rédacteurs du rapport Freedom of Thought, publié en 2013 par la International Humanist and Ethical Union (IHEU) indiquent que dans 1/5 des Etats du monde (39 sur près de 200), incluant six pays dits « occidentaux » où est punie « l’offense aux religions », les athées, agnostiques et sceptiques à l’égard des croyances religieuses sont la cible de lois punitives allant de l’amende à la mort en passant par la prison.



La situation des pays majoritairement musulmans est qualifiée de désastreuse en la matière. L’athéisme y est condamné au moyen des catégories du « blasphème », de l’ « atteinte à la morale » ou du « trouble à l’ordre public ».
Au milieu du XXe siècle, dans un contexte de lutte pour les indépendances, une partie de la jeunesse des sociétés majoritairement musulmanes a été concernée par l’athéisme, généralement à travers les références au socialisme, marxiste ou non.

Cette génération n’a pas fait du combat pour la reconnaissance du droit à la non-croyance un enjeu politique, c’est la lutte pour les droits sociaux qui l’animait. Dans la génération qui précéda, davantage imprégnée par le libéralisme philosophique, rares furent ceux qui clamèrent ouvertement leur athéisme. L’écrivain égyptien Ismaïl Adham (1911-1940) avec sa célèbre lettre Limâdhâ anâ mulhid ? [« Pourquoi je suis athée ? »], publiée en 1937, fut l’exception qui confirme la règle. Dans la génération qui suivit, les « gauchistes » furent combattus et marginalisés.

Le contrecoup de la révolution islamique iranienne et, une douzaine d’années plus tard, l’effondrement du bloc soviétique leur porta un coup décisif. Le paradigme qui s’imposa fut celui d’un islam intégral avec lequel les pouvoirs autoritaires et nombre d’intellectuels composèrent : au milieu des années 1980, penché sur la « formation » et la « structure » de la raison arabe, Muhammad ‘Abd al-Jabri (1935-2010) affirma que l’héritage arabo-musulman non imprégné d’influences exogènes ne pouvait produire des laïcs et des athées
Les enjeux de fond autour d’une réalité sociétale considérée comme impensable, sont souvent esquivés dans les champs de la philosophie, de la politique et de la justice. Au sein des Etats d’Europe du XVIIIe siècle, stabilisés temporairement après plus de 150 ans de tensions et de guerres pour apprendre à gérer le pluralisme religieux, l’athéisme a posé une problématique nouvelle : était-il possible de se situer hors du cadre croyant et hors d’une communauté confessionnelle ? Le droit fondé sur des individus et non d’abord sur des groupes, fut la réponse principale à ce défi, dans des cadres étatiques nationaux. Or, au début du XXIe siècle, l’universalité du principe est discutée, tout comme le cadre étatique et le sujet bénéficiaire du droit (un/e citoyen/ne ou un groupe ?). Et le théâtre des tensions est rendu plus complexe par le fait que, là où le débat public est le plus libre, des restrictions sont mises en avant (islamophobie, judéophobie, christianophobie…) du fait, notamment, de la confusion entre les personnes croyantes et la religion à laquelle elles se réfèrent.

1. Une nouvelle génération d’athées dans le monde majoritairement musulman


La dernière décennie du XXe siècle fut marquée par une violence contre l’expression visible de l’athéisme dans le champ culturel. Le 4 septembre 1990, l’écrivain turc Turan Dursun (1934-1990) ancien imam devenu athée, fut tué par le Mouvement de l’organisation islamique pour avoir « insulté l’islam ».

Deux ans plus tard, l’essayiste égyptien Farag Fûda (1945-1992) fut assassiné par la Gama‘a al-Islâmiyya après avoir été visé par une fatwa. Le 9 février 1993, le Conseil des soldats de l’islam du Bangladesh lança une fatwa contre Taslima Nasreen pour son livre La Honte. L’auteure fut contrainte de fuir le Bangladesh puis de quitter l’Inde.

Dans la tourmente ayant suivi la fatwa de l’ayatollah Khomeiny appelant tout musulman de par le monde à tuer l’auteur des Versets Sataniques ainsi que les promoteurs et lecteurs du roman, Salman Rushdie formula une profession de foi devant des hommes de religion musulmans égyptiens, avant de se rétracter.

Parmi ses soutiens, 33 intellectuels et artistes turcs périrent dans un hôtel incendié de la ville de Sivas, le 2 juillet 1993.

Les musulmans radicaux mis en accusation furent défendus par des avocats dont certains devinrent des membres de l’AKP, élus députés. En 2012, l’affaire fut classée au motif de la prescription des faits. Contestant cette décision, et athée déclaré, le pianiste Fazil Say fut condamné en 2013 à trois ans de réclusion pour des tweets ayant porté « atteinte aux valeurs religieuses ». En 2015, la peine était encore discutée (de 3 mois à 2 ans et 8 mois) alors que l’artiste continuait à donner des concerts dans le monde entier
Au Liban, athées, sans-religion, libres penseurs et autres agnostiques s’accordent à dire que le seul moment où les religions s’entendent, c’est pour affronter le danger partagé de l’athéisme. Durant le printemps 2012, Joumana Haddad publia un article qui reprenait le titre de celui d’Ismaïl Adham : « Limadha ânâ mulhida ? » [« Pourquoi je suis athée ? »]. Si le propos suscita des remous, il n’empêcha pas l’auteure de Superman is an Arab, de continuer à écrire dans le quotidien libanais Al-Nahar. En revanche, l’essayiste fut interdite d’entrée à Bahreïn, pour une manifestation culturelle à laquelle elle devait participer, et elle dût essuyer des menaces accompagnées d’une campagne sur Twitter : Al-Bahrayn lâ turahib bil-mulhidîn [« Bahreïn considère comme indésirables les athées »]

Le développement des chaînes de télévision satellitaires, et la création de chaînes privées, dans les années 2000, permit l’expression ponctuelle d’athées, provoquant des réactions publiques dont l’écho fut variable. L’une des affaires les plus connues fut, en 2006, l’affrontement à distance entre la psychiatre syro-états-unienne Wafa Sultan et le Dr Ibrahim Al-Khouli, sur la chaîne Al-Jazira le 21 février 2006.

Etablie en Californie à la suite d’un exil décidé en 1989, Wafa Sultan affirma ce jour-là que le « conflit auquel nous assistons n’est pas un conflit de religions et de civilisations. C’est un conflit entre deux opposés, deux époques, entre la barbarie et la raison. C’est un conflit entre une mentalité qui relève du Moyen Age et une autre qui appartient au XXIe siècle. » Son adversaire répliqua en la qualifiant d’ « hérétique » et ajouta qu’elle était « plus dangereuse pour l’islam que les bandes dessinées publiées dans les journaux danois. » Lors des rares débats qui, dans un même studio, mettent face à face un athée et un homme de religion, la parole est souvent confisquée par le second. En Egypte, en dépit de plaintes déposées contre lui auprès du procureur général, Ahmad Harqan continue cependant de s’y risquer. Menacé à plusieurs reprises, il a dû changer de domicile où il a conçu un petit studio d’enregistrement. Lui et sa femme, Nada Madour, appartiennent à un réseau d’athées ayant créé des émissions pour Free Mind TV.

Le directeur de cette chaîne est Khaldoon al-Ghanimi, homme d’affaires irakien, athée né dans une famille chiite, qui a obtenu refuge aux Etats-Unis après avoir été menacé en Irak (2007), en Syrie (2011), puis en Jordanie. Entré en relation avec Ahmad Harqan, il commença à diffuser en 2013.

L’année suivante, Harqan suscita une polémique en déclarant sur la chaîne de télévision Al-Qahira Wal-Nas TV qu’il ne croyait pas en « l’existence de Dieu » et que « tous les gens pourraient arriver à la même conclusion s’ils avaient la possibilité de penser librement » ajoutant, dans un moment polémique avec un shaykh, que l’islam « est une doctrine religieuse criminelle et que le Coran est plein d’enseignements qui incitent à la haine et au meurtre ».

En Algérie, pour des propos qualifiés d’insultants envers l’islam, également à l’occasion d’une interview télévisée, Kamel Daoud, chroniqueur au Quotidien d’Oran et auteur du roman Meursault, contre-enquête, fut victime d’une attaque lancée sur Facebook par un chef salafiste autoproclamé, Abdelfatah Hamadache : « Si la sharî‘a islamique était appliquée en Algérie, le châtiment contre lui aurait été la mort pour apostasie et hérésie. […] Nous appelons le régime algérien à appliquer la sharî‘a et à le condamner à mort en le tuant publiquement pour la guerre qu’il mène contre Dieu et le Prophète. » Ce leader du Front de la Sahwa islamique libre, dont la fatwa suscita l’indignation de mouvements comme Barakat [« ça suffit ! », s’avère avoir été un agent du DRS et bénéficié de complaisances du régime.

Interrogé par le quotidien arabophone El Mihwar, il déclara par ailleurs que l’écrivain Rachid Boudjedra ne devait « pas être enterré avec les Algériens », position calquée sur celle ayant été adoptée par l’Union des savants musulmans algériens. Boudjedra venait, en effet, de faire état de son athéisme sur la chaîne privée arabophone Echorouk, au début de l’émission Mahkama [« Tribunal »], en refusant à l’animatrice de jurer sur Dieu de dire toute la vérité. Poursuivant son propos, Boudjedra ajouta que les athées étaient nombreux en Algérie, mais qu’ils n’osaient pas parler « par peur de l’opprobre de la société ».

L’incident fut suivi d’une polémique publique, de timides soutiens (celui de l’ancien consultant du ministère des Affaires religieuses, Adda Fellahi) et de menaces de mort.
C’est sur la toile, par le biais des réseaux sociaux, qu’une autre expression visible de l’athéisme fit surface à la fin des années 2000. Ils ne sont plus des militants de gauche, ils ne sont pas non plus des chercheurs, ou des hommes et des femmes de lettres. Ils sont de simples citoyens, jeunes, exprimant un rejet de la religion et de la foi, organisant plus ou moins clandestinement des « cercles de sans-religion », constituant des groupes virtuels ayant pour nom « athée et fier de l’être », « athées de l’Université du Caire », et faisant circuler sur la toile des livres interdits comme Min Târîkh al-Ilhâd fî-l-Islâm [« De l’Histoire de l’Athéisme en Islam ».

En 2007, Karim Amer, azhari, fut le premier blogueur condamné à 4 ans de prison pour insulte envers l’islam. Après lui, plusieurs Egyptiens connurent le même sort. Pour avoir écrit qu’il était athée sur son compte Facebook, l’étudiant en lettres Sharif Jâbir fut arrêté en octobre 2013, après le dépôt d’une plainte par le directeur de son université, à Ismaïlyya. Libéré sous caution deux mois plus tard, il fut condamné à un an de prison en février 2015.
Karim al-Banna, étudiant en ingénierie de 22 ans, ex-militant des Frères musulmans ayant « rejeté la religion », fut arrêté alors qu’il venait déposer une plainte à la police pour avoir été agressé du fait même de son athéisme. Contraint de lire le Coran et de prier avant son procès, il écopa de trois années de prison
En mars 2012, dans la Tunisie dirigée par la troïka (Ennahda, CPR et Ettakatol), le tribunal de première instance de Mahdia condamna deux citoyens, Jabeur Ben Mohamed Ben Abdallah Mejri et Ghazi Ben Mahmoud Ben Mohamed Béji (en l’absence de celui-ci) à 5 ans, plus 2 ans, plus 6 mois de prison et à une amende de 1 200 DTN « pour diffusion des publications et des écritures, et d’autres sources étrangères qui troublent l’ordre public » et « transgression de la morale implicitement et par les paroles ».

Sollicité pour intervenir, au titre d’ancien membre de la Ligue des Droits de l’Homme, le président de la République Moncef Marzouki fit valoir l’état d’extrême tension de la société pour retenir le geste de la grâce présidentielle. C’est la France qui accorda le statut de réfugié politique à Ghazi Béji.

L’installation de Ghazi Béji fut facilitée par Kacem al-Ghazâlî. Athée, ce dernier avait lancé un appel à la communauté internationale pour abolir la sharî‘a. Il dût fuir le Maroc, après avoir été arrêté et battu à cause de critiques envers les préceptes musulmans contenues sur son blog.En Suisse, il mit sur pied un réseau organisant des séminaires, conférences et manifestations afin de soutenir la cause des athées de culture musulmane dans le monde.

Il soutint, à son arrivée en Europe, Waleed Al-Husseini, auteur d’un essai autobiographique intitulé Blasphémateur ! Les prisons d’Allah, paru le 14 janvier 2015, une semaine après les attentats en France. A l’âge de 20 ans, ayant lu le Coran et d’autres textes religieux sans trouver les réponses qu’il y cherchait, ce Palestinien de Cisjordanie avait publiquement déclaré son athéisme : « j’ai compris que c’était tabou. Des gens de religion musulmane m’ont mis au ban de la société. J’ai été arrêté. Pendant dix mois en prison [octobre 2010-septembre 2011] j’ai subi des intimidations, des tortures physiques. Mes amis sur Facebook m’ont aidé, alertant les ambassades. Michèle Alliot-Marie est intervenue deux fois pour parler de mon cas. […] Je me déclare athée mais je ne demande pas aux gens de l’être. Il faut accepter les différences. Ce que je rejette, c’est l’effet de l’islam sur moi, car il ne m’a pas accepté en tant qu’athée. »
Libéré, il se rendit en Jordanie où l’ambassade de France lui délivra un visa et lui accorda, par la suite, le statut de réfugié politique.
En France encore, s’est établi l’architecte et réalisateur athée Mehran Tamadon, auteur du film-documentaire Iranien tourné en Iran. Après trois années de démarches infructueuses, il a obtenu d’un trio de mollahs de partager un week-end dans sa villa de la banlieue de Téhéran pour une disputatio. Le défi ? Trouver les règles d’une cité commune où lui et eux pourraient vivre ensemble. L’échange resta cordial, les hommes de religion étaient venus pour ramener l’impie dans le droit chemin, mais sans user de la contrainte : si la thématique de la place et du comportement des femmes revint comme un refrain, celle de la non-croyance ne fut pas occultée. L’approche anthropologique et philosophique fut cependant esquivée au profit d’un discours socio-politique tenu par les hommes de religion qui condamnèrent la laïcité en la qualifiant de « dictature » et de « religion » inavouée. Dans ce pays, les communistes, dont une minorité de trotskystes, ont été réduits au silence après avoir participé à la Révolution de 1979. Une génération plus tard, au sein d’une société profondément modifiée par le régime islamique, il n’est pas possible de se dire publiquement sans religion, ce qui n’empêche pas certains jeunes d’être membres ou « fans » de personnalités athées –comme le chanteur Shahin Najafi, qui vit en Allemagne- sur les médias sociaux et les applications telles que Viber, Telegram, Instagram etc.
Les autorités annoncent périodiquement l’arrestation et le procès de « satanistes », mais leurs procès sont, en général, confidentiels et les informations concernant les charges et la nature des peines ne sont diffusées qu’avec parcimonie.

Il en va de même au Pakistan où, en 1979 encore, le général Zia Ul-Haqq a imposé un tournant religieux intégral au régime. La situation est plus complexe au Bangladesh dont la constitution fait de l’islam la religion de l’Etat mais sans référence à la « loi religieuse » depuis une guerre de libération qui fit entre 300 et 500 000 morts. Au sein de cet Etat de 160 millions d’habitants comptant 90% de musulmans, des laïcs –athées ou non- ont réclamé la peine capitale pour des leaders de groupes pro-pakistanais dont les crimes liés à cette guerre sont restés impunis.

En réaction, plusieurs écrivains furent menacés et agressés, surtout à partir du milieu des années 2000. Hefajat, groupe radical issu des madrasas, dressa ainsi une liste de plus de 80 noms estampillée « blogueurs athées », coupables de blasphème et, de ce fait, passibles de mort.
En 2013, un premier blogueur, Ahmed Rajib Haider, fut assassiné à coups de machette. A Dacca, le 26 février 2015, Avijit Roy, Etats-unien d’origine bangladeshie, écrivain et athée fondateur du blog Mukto-Mona [« Libre pensée »], fut tué de la même manière alors qu’il rentrait d’une foire aux livres avec son épouse. La réaction du gouvernement de Sheikh Hasina consista à supprimer les blogs et à arrêter leurs responsables, au motif de leur protection. Cela n’empêcha pas le blogueur Washiqur Rahman d’être poignardé à mort à Dacca en mars 2015. En mai, l’attentat contre Roy fut revendiqué par AQIS (al-Qaïda sur le sous-continent indien) et, quelques jours plus tard, le blogueur Ananta Bijoy Das fut assassiné à la machette à Sylhet.
La reconnaissance officielle de l’existence de ces athées reste l’exception au milieu des années 2010. Deux demandes émanant d’athées furent rejetées en Tunisie, l’une avant et l’autre après la chute de Ben Ali. En Turquie, l’association Ateizm Derneji a été reconnue, mais son président, Tolga Incir, devint la cible de Nihat Hatipoglu, président de l’Association pour la charia, qui menaça de lui couper la tête et les mains.

Et, en 2014, le site web d’Ateizm Derneji fut contraint à la fermeture, comme près d’une cinquantaine d’autres sites, sur décision du tribunal de Gölbasi à Ankara au motif suivant : l’association, ayant publié des citations de Marx et Bakounine, « insultait les valeurs d’une religion, humiliait les croyances de certaines personnes et troublait la paix de la société ».
    

2. L’athéisme des « enfants/adorateurs de Satan » combattu au nom de la loi


Le droit des sociétés majoritairement musulmanes n’est pas monolithique. Il mêle un héritage religieux traditionnel dont les variations sont parfois sensibles d’une société à l’autre, et des éléments introduits sous l’influence des Etats européens, ou imposés par eux dans le cadre de la colonisation. Le caractère hybride de ce droit, la reconnaissance de sa relativité et de sa variété dans la profondeur de l’histoire, sont deux sources de tensions. Comment qualifier juridiquement un « athée » dans le contexte contemporain ? Plusieurs termes sont utilisés : mulhid, munâfiq (qui signifie davantage l’hypocrite face à la croyance) et, dans certains cas, murtad (en référence à ceux qui quittèrent la communauté musulmane après le décès de Muhammad), ou -moins directement- kâfir (le sens courant est le « mécréant »). Ils traduisent les difficultés qu’ont les juristes religieux pour établir une analogie stricte avec la situation médiévale qui reste le moment de référence. Or, le terme d’athéisme n’est pas approprié pour évoquer cette période, celui de « penseur libre » convient mieux.

En langue arabe le nom ilhâd est lié à la 4e forme de la racine du verbe lhd qui signifie « s’écarter du but », « biaiser », « se pencher et continuer tout droit ». Il renvoie à trois occurrences coraniques, l’une d’entre elles étant souvent traduite par « sacrilège » avec pour conséquence un « châtiment douloureux ».
Dans l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme en islam du Caire (1990), adoptée par les représentants de l’OCI (Organisation de la Conférence –désormais Coopération- Islamique qui représente 57 Etats), cette « déviance » est liée à un hapax dans le Coran, celui de fitra : « L’islam est la religion de la fitra. Aucune forme de contrainte, aucune exploitation de sa pauvreté ou de son ignorance, ne doivent être exercées sur l’homme pour l’obliger à renoncer à sa religion pour une autre ou pour l’athéisme. »
Comment définir la notion de fitra ? Dans al-Munqidh min al-Dalâl [« La délivrance de l’erreur »] le savant sunnite, également surnommé Hujjat al-Islâm [« Preuve de l’islam »] Abû Hâmid Muhammad al-Ghazâlî (m. 1111) faisait référence à un propos attribué à Muhammad selon lequel : « Tout nouveau-né naît selon la fitra, mais ses père et mère le judaïsent, le nazaréisent [christianisent], le mazdéise ».

Dans le Lissan al-‘Arab, Ibn al-Manzûr (1233-1311) proposait des sens divers au concept de fitra. Il aboutissait à celui-ci : la manière dont Dieu a créé toutes choses et le sentiment religieux sis au cœur de tout homme. De là, découla l’affirmation selon laquelle la fitra était le caractère inné, naturel : Adam étant considéré comme le premier homme et le premier prophète, il était doté de cette fitra ; la religion de Muhammad ne pouvant contredire celle d’Adam, le cheminement était bouclé pour lier la fitra au mîthâq [« pacte »] originel.
Les élites intellectuelles des sociétés médiévales sous autorité musulmane, ne parlaient cependant pas d’une voix unanime. « Les grands poètes, dit Adonis, comme Al-Hajj, Abou Nawâs, Al-Moutanabbi et beaucoup d’autres, sont des figures du refus. Leur mysticisme est une révolution en rupture avec l’islam institutionnel qui était, et continue d’être, au pouvoir. Les plus grands poètes n’ont pas leur croyance dans la religion. […] Le poids de la religion ne peut être qu’une entrave à penser l’avenir. Abû al-Alâ’ al-Ma‘arrî disait déjà qu’il y a ‘deux sortes de gens sur la Terre : ceux qui ont la raison sans religion, et ceux qui ont la religion et manquent de raison’. » La citation, souvent reprise avec d’autres (« On dit aussi que je suis un homme de religion. Et pourtant, si le voile était levé, ceux qui parlent de moi en bien […] me feraient boire du vitriol. »), ne peut cependant suffire à classer Abû al-‘Alâ al-Ma‘arrî (973-1058), admirateur du qarmate al-Mutanabbî (m. 965), dans la catégorie de l’athéisme. Il fut, certes, accusé de zandaqa [« irréligion ».

Mais il accusa lui-même les zanâdiqa de matérialisme et d’athéisme et dénonça les « songes et mensonges d’al-Hallâj », condamné à mort et exécuté, dont Ma‘arrî cite ces vers : « Ô mon Tout intégral, tu n’es autre que moi : quelle excuse envers moi me faudrait-il produire ? ».
En ce temps, sous autorité musulmane comme sous autorité chrétienne, la peine qui s’imposait à l’apostat, ou au croyant qui cessait de croire, et qui ne se repentait pas malgré les moyens mis en œuvre pour le faire revenir dans le chemin de l’orthodoxie (prison, torture etc.) était la mort. Le juriste Ibn Taymiyya (m. 1328) développa une argumentation par laquelle il considérait le blasphème comme plus grave que l’apostasie, au sens où il était une preuve évidente de celle-ci : « Que soit tué celui qui insulte un prophète ; et frappé celui qui insulte un compagnon. » Il justifia sa position en référence à certains hâdith-s dans lesquels Muhammad lui-même apparaît en position de solliciteur ou d’approbateur d’actes de mise à mort : ainsi furent assassinés, selon ces récits de la Tradition, les poètes-guerriers juifs Ka‘âb Ibn al-Achraf et Abi ‘Îfk al-Yahûdi, la poétesse païenne Umm Qirfa, ainsi qu’un groupe de personnes exécutées après la prise de La Mecque. Quelques-uns, cependant, bénéficièrent de la clémence du prophète de l’islam et échappèrent à la sentence, ainsi Ibn ‘Ubayy. La fitna, caractérisant la rupture d’unité de la communauté musulmane après le décès de Muhammad fut, par le même Ibn Taymiyya, imputée aux « kharijites hérétiques » qu’il fallait combattre jusqu’à la mort selon le Sahîh de Muslim ibn al-Hajjâj (m. 875) : « L’un de vous minimiserait sa prière et son jeûne par rapport aux leurs [dit Muhammad]. Ils [les kharijites] récitent le Coran sans qu’il ne dépasse leurs clavicules. Ils s’écartent de l’islam comme la flèche transperce la cible. Si vous les rencontrez, tuez-les : Car au Jour de la Résurrection, il y aura une récompense auprès d’Allah pour celui qui les aura tués.

Les milieux mystiques ne s’opposèrent pas à cette jurisprudence. Trois siècles plus tard, Mulla Sadra (m. 1640) affirmait ainsi qu’il fallait mettre à mort les athées, dans des douleurs épouvantables, car ils niaient l’être lui-même.
A l’époque contemporaine, encouragé financièrement par les pétrodollars et culturellement par la remise en question de valeurs ou conceptions du monde qualifiées d’ « occidentales », le courant promouvant une conception holiste de la société et intégrale de la religion, dans sa version « wahhabite » ou « bannâite », réifia cette Tradition. Dans les débats intra-sunnites, le wahhabisme quitta sa position de marge de l’islam à l’occasion d’une fatwa délivrée par le shaykh saoudien Ibn Baz (1912-1999) à l’encontre de Habib Bourguiba (1903-2000), en 1974. Lors d’un colloque intitulée « L’identité culture et la conscience nationale », le président tunisien s’était prononcé en faveur du libre-arbitre, et avait critiqué la méthode des savants consistant à prendre dans le Coran et le Hadîth les références susceptibles de servir telle ou telle position. Il proposait une déconstruction de la lecture littérale des récits miraculeux comme ceux de la transformation du bâton de Moïse en serpent ou du sommeil des « gens de la Caverne » pendant plusieurs siècles. Son propos fut publié dans le journal tunisien Sabah (20-21 mars 1974). Le 7 avril, le shaykh Ibn Baz, président de l’Université islamique de Médine, exigea une repentance publique, mais il se vit opposer un refus ferme. Il envoya alors une seconde lettre, à laquelle il joignit une fatwa accusant Bourguiba d’impiété manifeste, justiciable de la peine de mort. Pour donner une dimension internationale à son geste, il cosigna ensuite une troisième lettre avec Abu al-Hassan Nadawî, président du Congrès des ulémas de l’Inde, Mahmoud Jumi, plus haut magistrat du Nord du Nigeria et Hassine Makhlouf, ancien mufti d’Egypte. En 1980, l’ensemble du dossier fut édité à Riyad sous le titre : « Le jugement de l’islam sur celui qui prétend que l’islam se contredit, contient des récits fabuleux, abaisse le rang du Prophète ou doute de sa mission ; et la réponse à Bourguiba aux propos qui lui sont attribués. » Devenu président à vie et exerçant un pouvoir autoritaire, Bourguiba fut renversé en 1987, mais tout procès lui fut épargné. Quant à Ibn Baz, il fut nommé grand mufti d’Arabie saoudite (1993-1996). Sur cette affaire, il obtint le soutien du shaykh Youssef al-Qaradhâwî qui, dans son ouvrage L’extrémisme sécularisé contre l’islam, qualifia la position de Bourguiba « d’impiété indubitablement manifeste qui fait sortir celui qui les tient de l’Umma ».
Président de l’Union mondiale des ulémas et du Conseil européen de la Fatwa, le shaykh égypto-qatari Youssef al-Qaradhâwî est l’un des principaux représentants de la version « bannâite » ou « frériste » du sunnisme. Il aborda la problématique des mulhidûn [« athées »] dans ses Fatwas contemporaines.

Il distingua d’un côté les personnes qui se disaient elles-mêmes athées et, de l’autre, celles qui relevaient d’un mouvement lié à l’athéisme : marxistes, militants des politiques laïques appelant à la séparation de l’Etat et de la religion conduisant à l’athéisme donc à l’apostasie, adeptes des « schismes » (druzes, alaouites, ismaélites, bahaïs, ahmadis). Si, expliquait-il, la tolérance pouvait être de mise lorsque l’Umma était forte, comme à l’égard d’Ibn Al-Rawandi (m. 911) ou Abu Bakr Al-Razi (m. 925), celle-ci ne l’était plus quand l’Umma était faible et qu’elle devait se protéger par un retour à ses racines.
En d’autres termes, la huriyyat al-‘aqida [« liberté doctrinale »] devait être limitée pour éviter la fitna [« division »].
A quelques exceptions près, expliquait-il, les ulémas des écoles de jurisprudence traitant de ces cas s’accordaient sur le principe de la peine de mort mais divergeaient quant à ses modalités et à la qualification de l’apostasie. De ce fait, la condamnation doit relever d’une haute instance d’ulémas et de qadis pour être strictement encadrée, et la prison préalable est nécessaire car elle garantit la possibilité du dialogue et de l’incitation à la rétractation et au repentir, à deux exceptions près : le zindîq qui, lui, peut feindre le repentir ; celui qui insulte Muhammad. Son raisonnement le conduisit à distinguer l’apostat prosélyte du non prosélyte, et l’apostasie « intellectuelle » (diffuser des idées et pratiques de la « modernité » dans les sociétés musulmanes) de celle qui est « religieuse ». Salman Rushdie entra dans la seconde catégorie, la plus dangereuse selon lui : par ses ouvrages, il mène une guerre insidieuse contre l’islam, il incite les musulmans à quitter la religion, à détruire celle-ci et la société toute entière.
Les shaykhs Qaradhawî, Ghazâlî, Sha‘arâwî, participent de la génération de la Sahwa [« réveil »], ces hommes de religion qui ont apposé une empreinte profonde sur le sunnisme de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Ils disent représenter l’islam « modéré », du « juste milieu », tout en disqualifiant les autres au nom de la religion. En 1985, lors d’un colloque à Bejaïa au cours duquel Mohamed Arkoun présentait le Coran et le Hadîth selon une perspective historique Muhammad al-Ghazâlî lui lança : « Tu oses blasphémer sur le Livre Saint […] tu es un apostat […] ta parole est une honte. Hors d’ici, ta place n’est pas dans ce pays », intervention ponctuée par des « Allah Akbar » dans l’assistance.
Au nom du droit religieux, le même Ghazâlî justifia le geste les assassins de Farag Fûda, lors de leur procès en Egypte.
Les principaux appuis étatiques dont ils disposent, depuis les années 2000, sont le Qatar et la Turquie, qui a organisé l’assemblée de l’union des ulémas durant l’été 2014. Et parmi leurs représentants connus, dans les deux générations qui suivent, se trouvent le Tunisien Rached Ghannouchi, et le Suisse Tariq Ramadan, qui émettent parfois des réserves sur les positions de leurs aînés, mais sans jamais préciser lesquelles. Face à eux, les responsables des institutions traditionnelles du savoir sunnite sont dans une situation de malaise. En 1974, le mufti de la République tunisienne, Muhammad al-Hadi Belkadhi, garda le silence après la fatwa d’Ibn Baz. En 1992, c’est un azhari, le shaykh ‘Abdul Rahman, qui fut à l’origine de la fatwa visant Farag Fûda.
La même année, l’Universitaire Nasr Hamid Abu Zayd fut contraint de fuir l’Egypte après avoir été déclaré « apostat » à cause de ses travaux sur le Coran. Vingt ans plus tard, en 2012, Al-Azhar publia un texte défendant les libertés de doctrine religieuse, d’opinion et d’expression, de recherche scientifique et de création artistique et littéraire, en accord avec les thawâbit al-nussus al-dîniyya al-qatiyya [« fondamentaux immuables des textes religieux non discutables »] . Ce consensus religieux relatif à l’apostasie n’empêche pas de violents conflits concernant l’exercice du pouvoir. Ainsi, après le coup d’Etat contre le président « frériste » Muhammad Morsi, Qaradhâwî lança une fatwa contre le général Sissi et se vit, en retour, exclu par Al-Azhar et condamné à mort par contumace par la justice égyptienne.
De l’Indonésie au Maroc, le droit à la libre expression a été restreint en matière de religion depuis les années 1970. Tout athée est susceptible d’être taxé de blasphémateur et d’encourir des peines, pour des mots prononcés ou des gestes effectués. L’exigence d’orthopraxie est focalisée sur des points précis : s’il y a une tolérance large pour le non-respect des cinq prières quotidiennes, la surveillance est étroite pour la pratique du jeûne du Ramadan. Seules les zones touristiques bénéficient d’un régime particulier. La Tunisie est une exception depuis Bourguiba qui, en 1964, but un verre de jus d’orange à la télévision afin d’encourager ses concitoyens à donner la priorité au travail, et autorisa l’ouverture officielle de cafés ou restaurant dont les patrons se contentent de tendre des rideaux noirs pour cacher ce qui se passe à l’intérieur aux yeux des passants. Ailleurs, des actions sporadiques de « non-jeûneurs » sont perceptibles. En Iran, tous les ans, des officiers de police apparaissent dans les médias pour annoncer qu’ils ont arrêté des personnes et fait fermer des restaurants ouverts pendant le Ramadan. En Algérie, cette pratique de l’ouverture des cafés et restaurants a été interrompue depuis les années 1980. En 2010, un homme de 27 ans fut condamné à deux ans de prison ferme pour avoir mangé pendant le jeûne. Trois jeunes furent arrêtés pour le même motif à Tifra, le 19 juillet 2013. En août de la même année, un déjeuner fut organisé dehors par 300 à 500 personnes à Tizi Ouzou pour lutter contre « le climat de terreur qui règne contre ceux qui ne jeûnent pas » et « défendre la liberté de conscience ».
Le ministre des affaires religieuses, Bouabdallah Ghlamallah dénonça ces « fauteurs de troubles […] victimes ayant été manipulées par d’autres personnes », une vaste contre-manifestation fut organisée et Ali Belhadj, tête pensante de l’ex-FIS (Front islamique du salut) ayant passé 15 ans en prison, tonna contre ceux qui ne respectaient pas le Ramadan en affirmant qu’ils devaient être punis de mort.
Au Maroc, deux mouvements ont revendiqué le droit de rompre le jeûne en public sans être inquiété par les autorités qui s’appuient sur l’article 222 du Code pénal: le MALI (Mouvement Alternatif pour les Liberté Individuelles) et « Massayminch » [« Nous ne jeûnerons pas. »]
Le droit a été conformé aux tendances sociétales promues par les leaders de l’islam intégral. La constitution algérienne de 1976 posa à la fois que « L’islam est la religion de l’Etat » (art. 4), que « les institutions s’interdisent : – les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution de Novembre » et que « la liberté doctrinale » est inviolable.

Au lendemain de la « décennie noire », la guerre civile, les législateurs donnèrent des gages aux tenants d’une vision englobante. Ainsi, une loi du printemps 2006 condamna de 2 à 5 ans de prison « toute personne qui fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages audiovisuels ou tout autre support ou moyen, qui visent à ébranler la foi musulmane ».
Trois ans plus tard, au Maroc, le Conseil supérieur des oulémas remis un « avis » favorable à la condamnation à mort pour un musulman accusé d’avoir renoncé à sa religion. L’information ne fut mentionnée que le 16 avril 2013, dans le quotidien Akhbar Al-Yawm, et elle suscita diverses réactions. Appelé à intervenir sur ce sujet à la Chambre des représentants, le ministre des Habous et des affaires islamiques, Ahmed Toufiq, répondit d’une part en faisant référence au principe de liberté de religion opposant le verset coranique « Nulle contrainte en religion […] » (2, 256) à un hadith discutable, d’autre part en rappelant que l’avis des oulémas n’avait pas valeur de fatwa que seul le roi peut prononcer en tant que Amîr al-Mu‘minîn [« Prince des Croyants »].
En Egypte, la Constitution fut modifiée sous la présidence de Sadate qui opposa les « bannâistes » aux « gauchistes » et autorisa l’introduction des « principes de la sharî‘a » comme « la source principale de la législation ». Trente ans plus tard, les constituants de 2012 discutèrent de ce point, certains demandant à aller au-delà des « principes », mais ils finirent par maintenir l’article en l’état, tout en détaillant son contenu dans l’article 219. Celui-ci fut supprimé dans la constitution adoptée par référendum en janvier 2014, tout comme l’article 44 qui interdisait de porter atteinte aux « prophètes » et la « liberté de croyance religieuse » (limitée en fait à l’islam, au christianisme et au judaïsme) fut alors qualifiée d’ « absolue ».

En Turquie, le coup d’Etat militaire de 1980 marqua un tournant dans la pratique de la laïcité : afin de lutter contre le danger communiste, l’armée ouvrit la voie au référent religieux dans les établissements scolaires publics. Le coup d’Etat de 1997 n’entrava pas le mouvement. Et, en 2002, les dirigeants de l’AKP mirent en œuvre leur programme de formation d’une « génération pieuse » par étapes. Parmi celle-ci, l’obligation des cours de religion pour tous les élèves, y compris les athées, l’enseignement portant exclusivement sur l’islam sunnite alors qu’un cinquième de la population se réclame de l’alévisme, et un programme de construction de 80 mosquées dans les différents campus du pays fut annoncé en 2014.

Dans ce contexte, Ozgur Korkmaz, journaliste au Hurriyet Daily News qualifia l’attitude de Recep Tayyip Erdogan d’ « athéophobie », le président turc ayant assimilé l’athéisme au terrorisme dans l’une ou l’autre déclaration.
Au Liban, l’article 9 de la Constitution de 1926 garantit la liberté de « croyance », dans sa version officielle (arabe), mais la liberté de « conscience », dans sa version originale (française). Le code de droit pénal y criminalise le blasphème contre Dieu.
En Iran, au-delà de l’expression « blasphème islamique » qui est utilisée pour lutter contre toute forme de critique ou d’opposition, religieuse ou non, le recours à la charge de « “ارتداد”» qui signifie la conversion depuis l’islam vers n’importe quelle autre croyance ou religion, conduit à la peine de mort. L’Arabie Saoudite, Etat le plus intransigeant en la matière, même si Abdullah al-Qasimi (1907-1996) put y défendre l’athéisme dans deux essais, après avoir été un promoteur du wahhabisme, a renforcé son arsenal législatif au nom de la lutte contre le « terrorisme ». En mars 2014, le ministère de l’Intérieur a adopté de nouveaux règlements permettant aux autorités de considérer comme crime toute critique à l’encontre du gouvernement, qualification qui valait déjà pour l’apostasie ou la désobéissance envers son père.
Dans ce cadre, l’article 1e condamne « tout appel en faveur de l’athéisme sous n’importe quelle forme ou toute remise en cause des fondements de la religion islamique sur laquelle est fondée le pays ».
La voix des acteurs intellectuellement libéraux peine à se faire entendre. Les aînés de la fin du XIXe ou du premier XXe siècle ont été accusés de collaboration avec les colonisateurs français et britanniques.

Sur les cadets, pèse le soupçon d’adhésion à des principes de fonctionnement étatique qualifiés d’exogènes à l’ « islam », et de subordination aux politiques néocoloniales de « l’Occident ». Ainsi, les promoteurs d’une « laïcité » [‘ilmâniyya] entendue comme principe de séparation des autorités politiques et religieuses, impliquant la décision d’arbitrage ultime par les premières, sont disqualifiés tant sur un plan moral et religieux que culturel.
La force diffuse du principe de « liberté », un terme qui pose problème à certains courants car il n’existe pas dans le Coran, est néanmoins remarquable. Elle est appuyée par des revues comme Al-Awân, et des organisations dont les orientations ne sont cependant pas toutes identiques : Human Rights Watch présente les athées comme une « minorité » non dotée de droits.
L’approche juridique de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR) n’est, à l’inverse, pas communautaire. Le Center for Inquiry est une association de promotion de la libre pensée qui agit prioritairement aux Etats-Unis mais a néanmoins une vocation qui déborde le pays.
A ces groupes, s’ajoutent des loges franc-maçonnes disposant d’une assise internationale et de nombreuses organisations de promotion de la liberté d’expression : Association pour la liberté de pensée et d’expression de l’avocat des droits de l’Homme Ahmed Abdel Nabi, Arabic Network for Human Rights Information (ANHRI), dont le directeur exécutif est Gamal Eid. Le milieu de la presse ou de l’édition, les universités (notamment autour des départements de sciences humaines et sociales), le champ de la création artistique et littéraire sont autant de terrains d’affrontement. A titre d’exemple, Al-Mulhid [« L’athée »], du jeune réalisateur Nader Seifeddine, fut projeté sur les écrans égyptiens en 2014, après deux années de censure, il raconte la vie d’un fils d’imam exprimant publiquement son athéisme et revenu à la foi après le décès de son père.
A l’inverse, le roman Mawlana [« Monseigneur »] (2012) d’Ibrahim Issa, star de la TV égyptienne, est l’histoire d’un imam à travers la vie duquel sont dénoncés l’hypocrisie et les mensonges autour du référent islamique.
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Dans les ex-Républiques soviétiques, l’athéisme érigé en dogme politique exclusif a conduit à des politiques d’oppression voire de persécution violente pendant plusieurs décennies, avant de laisser place à des systèmes où le référent musulman s’est imposé. Dans le monde africain subsaharien, des athées vivent de manière non organisée, et le pluralisme religieux, plus prononcé qu’ailleurs, combiné avec la prédominance d’un droit hérité des Etats coloniaux, crée une situation encore différente. Dans le monde européen et nord-américain, des athées nés dans des familles venues de sociétés majoritairement musulmanes commencent à s’organiser, ce qui n’était pas le cas chez les jeunes des années 1980.
Le Forum des Ex-Musulmans affichait, au printemps 2015, 20 000 abonnés sur Twitter et 5 000 sur Facebook, à partir de la position suivante : « Nous sommes d’anciens musulmans d’origines et de croyances diverses. Nous sommes pour le sécularisme (séparation de la religion et de l’Etat), la liberté de conscience et d’expression. Nous sommes contre la bigoterie, l’extrémisme et les lois sanctionnant l’apostasie (le rejet d’une croyance). »
Peu nombreux, certains militent à visage ouvert, d’autres restent parfois invisibles dans leurs milieux familiaux en utilisant des prête-noms.
Ces athées venus de l’islam sont parfois menacés. Ils sont aussi soupçonnés de développer le syndrome de la « haine d’eux-mêmes » et de nourrir les courants xénophobes qui s’empressent de relayer leurs propos ou leurs travaux : Yahya Hassan, citoyen danois dont les parents sont Palestiniens, publia en 2013 un recueil de poèmes dans lequel il clamait son athéisme et son rejet de l’islam, ce qui lui valut à la fois les feux de la rampe, un succès de librairie, une agression et une plainte pour racisme déposée par un élu.

Cette critique existe chez les contempteurs de Majid Oukacha, auteur d’un essai articulé autour de l’affirmation suivante : « A partir du moment où elles deviennent la force culturelle dominante dans une communauté humaine donnée, les paroles de ce livre (le Coran), paroles d’un Dieu Suprême qui ordonne sans jamais recevoir d’ordre de quiconque, finissent toujours par produire les mêmes résultats, partout dans le monde. » Du fait de l’action de militants radicaux, tel Robert Spencer, Etats-unien accusé de racisme et d’incitation à la haine, les positions de ces athées peuvent donc se trouver disqualifiées.
La frontière entre l’atteinte aux personnes et la critique des idées, idéologies et croyances est parfois ténue. L’OCI s’est mobilisée sur ce terrain, ayant obtenu le 26 mars 2007, au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, un vote temporaire subordonnant la liberté d’expression au respect des croyances.

Les milieux académiques manifestent leurs désaccords autour de la problématique des identités socio-ethno-culturelles. Dans le débat public, enfin, au nom de la défense des particularités et des sensibilités face à une sécularisation envisagée comme un rouleau compresseur venu de l’ « Occident », la liberté réclamée par les athées venus de l’islam est parfois niée.
Texte de la conférence donnée pour l’ABA (Association Belge des Athées) à Bruxelles, le 5 octobre 2015
Article paru en format papier dans le volume L’athéisme dans le monde, Bruxelles, collection « Etudes athées », décembre 2015″

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